Chronique du quatorze du mois de juin de l’an de disgrâce 20
Où il est question de crise d’adolescence, de repentance et de diversion…
Monseigneur le duc de Gazetamère se trouvait encore bien embarrassé du côté de l’estomac, lequel lui causait moult aigreurs. Pire ! Tout indiquait qu’il s’était infligé cette indigestion pour rien. Voilà maintenant que les argousins rouspétaient tant et plus de ce que leur Chambellan se fût mêlé de leur donner des ordres, et que les gueux ne lui en étaient point reconnaissants, tout au contraire. Il n’y avait rien de pire que l’ingratitude. D’aucuns plaignirent ce pauvre duc. D’autres leur répliquèrent qu’il n’avait là que ce qu’il méritait. On réexamina l’affaire. Dès lors qu’il était devenu – à la faveur de la désertion du vieux duc de Colon – Chambellan aux Affaires Domestiques et chef des argousins, ce brave duc n’avait rien fait. Ceux qui ne l’aimaient point – et ils étaient nombreux – disaient fielleusement qu’il avait tout au contraire encouragé les pires vilenies au sein de la maréchaussée. En fermant les yeux sur ce qui s’était passé dans le pays pendant la Première Grande Gileterie, en niant les violences commises – le tableau de chasse des argousins se remplissant chaque samedi, ces dénégations tournaient à l’absurde – le duc de Gazetamère avait tout uniment donné son absolution à la cruelle répression que le Roy avait fait s’abattre sur les gueux, lesquels avaient été généreusement estropiés et éborgnés. Ce grand serviteur échoua donc piteusement dans sa tentative de reprendre la main. Nul ne lui accordait plus aucun crédit, si tant est que cela eût pu se produire un jour, sauf aux tables de jeu. La Chatelhaine de Montretout, toujours à l’affût de la moindre petite querelle pour faire l’importante – pendant l’épidémie, elle s’était terrée au fond de son château et on ne l’avait donc point entendue déverser sa bile – fit haro sur ce pauvre Rantanplan, réclamant sa tête. « J’ai déjà demandé dix fois au Roy qu’il démissionne le duc de Gazetamère, je peux le faire une onzième fois » fanfaronna-t-elle au sortir d’une visite qu’elle était allée faire de façon tout impromptue à des argousins qui sévissaient dans les faubourgs de la capitale. Elle les avait cajolés d’importance et assuré de son soutien. Sans nul doute en avait-elle profité pour répandre une nouvelle couche de fiel sur des esprits déjà bien aigris.
Ces braves pandores étaient aussi l’objet de toutes les attentions des gens de Sa Précautionneuse Pétocherie. Ils avaient en effet menacé de cesser leur besogne. Comment dès lors protéger le régime contre la populace ? Pour leur être agréable, on décida de leur laisser la bride sur le cou. Le Sieur Teutonic, le Grand Gouverneur de la place de Lutèce, qui avait tout naturellement choisi son camp, autorisa fort libéralement une petite poignée d’entre eux à parader le vendredi, non loin du Château, ceci alors que les rassemblements étaient toujours sévèrement proscrits. De son côté, la marquise de Belleloupée, qui venait d’échouer lamentablement dans la mission de confusion des pouvoirs que lui avait confié – bien inconsidérément – Notre Ubuesque Tyranneau, eut pour ces petits poulets les indulgences d’une mère fort permissive. Elle déclara avec une grande condescendance et une ahurissante sottise qu’il s’agissait là d’une « petite crise » et que cela passerait.
Or doncques, Monseigneur le duc, transi devant le déferlement de colère qu’il avait provoqué, tenta de régurgiter son chapeau. On tolérerait quelques menus étranglements, du moment que cela ne fît point passer de vie à trépas les contrevenants sur qui l’on était bien contraint de s’acharner un peu. Quel mal y avait-il à cela ? Quant à ce qu’il en était des méchants quolibets et des soupçons très avérés de haine envers ceux que l’on supposait inférieurs en raison de la couleur de leur peau, on continuerait de regarder ailleurs. Tout ceci fâchait très fort toute une jeunesse qui ne supportait plus d’être aussi mal considérée. Une mode nous était parvenue du pays de Donald le Dingo, qui consistait à se passer le visage au brou de noix pour comprendre ce que cela signifiait que d’être né noir de peau. Or, l’Empire des Amériques et notre pays n’avaient point connu la même histoire. La Grande Révolution avait fait naître la République et ses idéaux, lesquels avaient cependant été bien mis à mal avec l’époque des colonies puis celle des décolonies, mais il subsistait, au fond des mémoires et au fronton des édifices, une maxime qui s’adressait à toutes et tous, quelle que fût la couleur de leur peau, leur religion réelle ou supposée, ou leur mécréance. Cependant, cela ne suffisait plus à certains, car la République avait hélas failli et continuait de le faire. L’on avait ainsi vu arriver depuis l’Empire des Amériques une nouvelle doctrine, que l’on appelait le « rassialisme », laquelle prétendait combattre mieux le « rassisme », ce poison fabriqué il y avait bien des siècles pour justifier d’ un système économique, lequel se résumait en deux mots et avait créé bien des fortunes de grandes familles: esclavage et exploitation. « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », avait bravement écrit Monsieur Voltaire dans un conte fort célèbre que l’on lisait encore dans les grandes escholes et les gymnases.
On ne comprenait hélas que trop bien comment cette théorie, qui voulait que les blancs de peau se couvrissent aussi la tête de cendres en punition des péchés de leurs ancêtres, séparait bien plus qu’elle ne rapprochait et combien elle comblait d’aise les rassistes et les haineux. A une odieuse construction empoisonnée en succédait donc une autre, sous le vertueux prétexte de combattre le poison. A ce compte-là, il eût aussi fallu demander à tous les Riens de se travestir en Riennes pour comprendre ce que cela faisait que d’être l’autre moitié du Ciel. D’aucuns en avaient usé, et on ne savait s’ils en étaient ressortis meilleurs que ceux qui se contentaient de mettre sagement leurs idées en pratique. Et il eût été bon d’en faire de même avec les gitons et les tribades, que l’on accusait d’être des Sodomites pour les uns, des adoratrices de Sapho pour les autres. Ou avec les Juifs, dont certains imaginaient toujours qu’ils fomentaient un complot…Idem avec les Mahométans sur qui les séides de la Chatelhaine de Montretout vomissaient leur bile âcre, les accusant de vouloir convertir sur l’heure les infidèles. On oubliait que tout était affaire d’éducation et de foi en l’intérêt général, et qu’en ce qui concernait les races, elles n’existaient pas. L’humanité était née noire. Les latitudes et les climats avaient fait le reste, distribuant les couleurs au gré des migrations des humains.
L’ancien Premier Grand Chambellan du roi Françoué dit le Scoutère, le duc de Nantes, inspiré par ce qui se passait de l’autre côté de la Manche, où l’on déboulonnait les statues des anciens oppresseurs, voulut se rendre intéressant. Il proposa tout uniment que l’on débaptisât à la Chambre Basse le salon portant le nom de Colbert, lequel avait été à l’origine du très infamant Code Noir. Il lui fut répondu acerbement par monsieur le duc d’Anfer que c’était chose étonnante que monsieur de Nantes n’y eût point songé avant, lui qui avait été bourgmestre de sa bonne ville pendant nombre d’années, et qu’il y existait toujours une rue Colbert.
De son côté, Notre Malveillant Opportuniste, ayant entendu avec nostalgie ce que lui susurraient ses Conseillers- « Sire, c’est le moment de faire diversion, faites donc appel à cette bonne duchesse de Sitarte, elle suscitera des quolibets, nous pourrons ainsi justifier que Votre Majesté est du côté de ces jeunes gens, pour lesquels Elle a toujours fait montre d’une certaine attirance, le passé nous l’a prouvé.. », chargea donc sa chère Madame de Sitarte de lancer une Grande Parlotte sur « l’influence de l’origine ethnique sur la réussite sociale ». Sa Grande Turpitude espérait ainsi cacher fort habilement cinq mois d’épidémie – laquelle n’avait du reste nullement disparu-, plus de trente mille morts, une économie durement touchée, des hôpitaux en passe de devenir des hostelleries de luxe, et le marasme à venir pour des millions de Riens et de Riennes qui allaient se trouver sans labeur donc sans le sou. L’instant était on ne peut mieux choisi. Ce fut aussi le moment où Françoué dit le Scoutère annonça fort pompeusement à une gazette du Royaume Transalpin qu’il songeait fort à un retour : « la vie est pleine de sollicitations mais aussi d’imprévus » pontifia-t-il, plein de cette fausse rondeur qui en avait trompé plus d’un.
On arrivait au soir du dimanche où Notre Pulvérulent Bonimenteur avait choisi d’infliger une nouvelle jacasserie à son peuple de vils récalcitrants. Tout le pays était dans l’attente. Le suspense était insoutenable.