Chronique du vingt deuxième jour du mois de mai de l’an de disgrâce 20
Où il est question de favoritisme, de prévarication et de grands projets en perspective…
Le Grand Déconfinement se poursuivait donc, avec sa cohorte d’incohérences et d’ hasardeuses décisions, à moins qu’elles ne dussent bien au contraire rien au hasard et tout à l’entregent ainsi qu’à d’inavoués desseins. Ainsi en allait-il des fêtes de l’été, communément appelées « festivals », qui émaillaient les mois de Phoebe, réjouissant le cœur des Riens et des Riennes qui pouvaient encore se permettre de débourser quelques écus pour y assister. Le Chambellan aux Affaires de l’Esprit, le Chevalier des Rillettes, l’avait annoncé de façon fort absconse : tout était question de jauge. Selon ce docte précepte, les petits festivals, ceux où l’on se réunissait dans une humble grange, où l’on s’asseyait par terre, et où on se retrouvait à deux ou trois, ceux-là auraient bien lieu. Ce fut ainsi que l’on autorisa le marquis de La Vileté, un Vendéen fougueux et atrabilaire, dont Notre Affectueux Jouvenceau s’était entiché dès la première année de son règne et qui avait depuis lors son couvert au Château, à rouvrir son petit domaine, dans lequel avaient lieu, dès la belle saison, de fort modestes festivités, au cours desquelles le marquis réécrivait l’Histoire, faisant de la Grande Révolution un épisode aux funestes conséquences, dont il convenait à tout prix d’en faire oublier jusqu’à l’existence, pour en revenir à l’Ordre ancien, seul capable aux yeux du marquis et des siens de maintenir les gueux en sujétion. Il sautait aux yeux que les dites festivités du marquis correspondaient en tout point à la « jauge » édictée par Monsieur des Rillettes. En revanche, les saltimbanques d’Avignon devraient se taire et se serrer la ceinture, il n’y aurait aucune aubade, aucun récital, aucun tintamarre ni ici ni là-bas. Il n’y avait que la désormais traditionnelle fête de la Musique – laquelle coïncidait avec la fête de la Saint-Jean d’été -, pour laquelle l’on dérogerait, sans toutefois « prendre de risques » précisa le bon Chevalier, geste à l’appui. Et de rajouter :« on parlera musique, on verra musique, il y aura un grand rendez-vous de musique ». Monsieur des Rillettes, qui avait beaucoup côtoyé le Roy ces derniers temps et avait bu avidement ses paroles, en avait pris les tournures de phrases toutes remplies d’inutiles complexités et d’enfumage, destinées à masquer le vide.
Ce fut le bon baron de Cénobite, obscur Sous-Chambellan aux Excursions, à qui échut l’honneur d’annoncer officiellement la bonne nouvelle au marquis de la Vileté. Officieusement, celui-ci le savait déjà. N’avait-il pas fréquenté fort assidûment les antichambres du Château et menacé de retirer son soutien occulte à Sa Complaisante Connivence s’il s’avérait qu’on ne donnât point suite à ses desiderata ? Pour faire bonne mesure, et pour éviter l’odieux soupçon de faiblesse et de favoritisme, on décida que tous les endroits dédiés au futile divertissement, que l’on appelait aussi des« parquataimes » seraient rouverts, mais que les festivals où l’on était amené à s’élever l’esprit et à contempler le beau et le sublime seraient proscrits. On avait ainsi une vague idée de ce qui se tramait dans le « monde d’après » en ce qui concernait « les affaires de l’esprit ». On faisait disparaître ce fâcheux mot, « esprit » et on ne gardait que celui, fort noble, d’ « affaires », lesquelles évoquaient des cassettes emplies d’écus et de bons de change porteurs d’espoir de rentes mirifiques.
Le Grand Déconfinement était dur et brutal avec le commun, mais fort tendre et indulgent avec les riches. Une Dévôte du Roy, madame du Gnon, cuicuita avec ardeur qu’elle et ses comparses avaient adressé une missive au duc de Gazetamère afin que fût « assouplie » la règle d’or des quarante lieues, et permettre ainsi à celles et ceux qui avaient le bonheur d’avoir des résidences d’été de pouvoir en avoir la libre et entière jouissance. Qu’il était donc cruel de limiter ainsi les droits de certains ! Les gueux, lesquels n’avaient jamais eu accès à ces privilèges, ne pouvaient en concevoir aucun manque, et il ne leur en coûterait donc rien de rester confinés dans ce cercle des quarante lieues. Qu’ils pussent concevoir l’absurde désir de revoir les leurs, éparpillés aux quatre coins du pays, n’effleura en rien le gouffre abyssal de l’égoïsme qui tenait lieu de cervelle aux Suppôts de Notre Méprisant Foutriquet.
La gazette de Monsieur Plénus Moustachus n’en finissait plus de porter tort au gouvernement de Sa Neigeuse Probité en faisant entendre sur la place publique quelques retentissantes affaires . On ne comptait plus le nombre de Chambellans que cette gazette avait impitoyablement traqués, pris à se servir largement de leur position afin de tenter de faire passer sous le tapis moult et moult turpitudes. Ce fut cette fois au tour du petit duc de Nigaudouille, un autre transfuge de la Faction de la Rose – qu’il avait trahie de la plus vile façon pour son maroquin de Chambellan – de se faire prendre les doigts dans le pot de peinture. Du temps où il était bourgmestre de sa bonne ville, ce monsieur de Nigaudouille avait accepté, en remerciements de ses bons offices et de ses largesses envers une certaine compagnie de puisatiers, des œuvrettes d’un artiste dont la côte était fort conséquente. L’ennui était que ce monsieur de Nigaudouille s’était toujours présenté comme un parangon de vertu. Il était un de ceux qui avaient le plus fortement brocardé le duc de Sablé, monsieur du Fion – lequel avait confondu pour sa tendre moitié le travail d’attachée parlementaire avec celui de confiturière au logis. Monsieur de Nigaudouille avait couvert Monsieur du Fion de son fiel et l’avait cloué au pilori. L’affaire tombait bien mal pour ce Chambellan qui poursuivait de ses ardeurs mesquines tous les fonctionnaires du pays pour leur couper les vivres et leur faire sans cesse la leçon. Il s’empêtra dans de laborieuses explications : il avait pris ces oeuvrettes pour de vulgaires crobards sans intérêt, le puisatier était un sien ami et c’était là un « cadeau » – alors que ce dernier déclarait dans le même temps aux gazettes la qualité de « client » de Monsieur de Nigaudouille, ce qui en disait long sur le statut des « oeuvrettes ». En désespoir de cause, le duc, fort marri, annonça qu’il restituerait « ce cadeau » et ce dans « les plus brefs délais » « pour éviter toute polémique ». C’était un peu tardif.
On apprit sur les midi, en ce vendredi, vingt deuxième jour du mois de mai, que le deuxième tour du Tournoi des Bourgmestres aurait bien lieu le dernier dimanche du mois de juin, au moment où débutaient ordinairement des fortes chaleurs et alors qu’on n’avait toujours aucune certitude que les miasmes se fussent résolus à se mettre en quarantaine. Il n’y aurait point de campagne pour vanter les mérites des uns et des autres, ce qui laissait l’avantage aux sortants, ou à leurs héritiers. Tout se ferait sur les résosossios, ces petits salons virtuels où tout un chacun pouvait laisser libre cours à son ire et où se disait tout et le contraire de tout. Monsieur le duc du Havre était sorti de son confinement pour faire cette annonce au pays, flanqué du duc de Gazetamère, lequel boitait bas, et s’appuyait sur une béquille, ce qui lui donnait l’air encore plus bancal et enchiffrené que d’ordinaire. Quant à Sa Neigeuse Sublimité, Elle cuicuita – c’était un de Ses passe-temps favoris- qu’un grand raout sur « le monde d’après » aurait lieu au mois de janvier de l’an de disgrâce 21, dans la bonne ville du vieux baron de la Godille, lequel espérait bien, à la faveur de ce drôle de second tour du Tournoi, caser sur son trône son héritière, la baronne Tine de la Vasse. On comprenait pourquoi on avait hâté ce Tournoi. Il fallait que tout fût prêt pour cette échéance. La baronne Tine de la Vasse était une fervente adepte du mortier et des grands chantiers. On ferait bâtir palais et autres hôtels en vue de ce grand rendez-vous, ses bons amis les Saigneurs du Béton s’en frottaient déjà les mains.
Ainsi en allait-il en Starteupenéchionne, en cette fin de la deuxième semaine du Grand Déconfinement.
#ChroniquesDuRègneDeManu1erDitLeFaiseur